Préface du Projet DELTA(S)

de Pierre et Patrice Soletti

Un voyage à l’envers
Faire un voyage à l’envers, et en revenir, est la condition de tout poème. Avec ses mots perdus, mangés par les oiseaux. Et dans ses traces, même effacer par la mer, faire coïncider ses pieds coupés. Nous tenons, dans nos mains, la poignée de sable qui nous unit et qui nous aveugle, aussi celle qui nettoie la rouille des couteaux. Nous sommes des serpillières de la lumière. Notre dignité, et l’honneur de nos mots, lavent le sol à grande eau. Mais nos souliers sont aussi des sabliers que nous retournons pour mesurer le temps, même s’il marche à contre-courant. La poésie est toujours un exil, un bannissement et une déportation de nos paroles. Nous récitons nos poèmes avec une frontière dans la bouche qui nous fait saigner. Nous sommes des chevaux, ou des cheveux, nous rattachant à des paroles éteintes. La frontière qui nous barre la bouche est le mors de ce cheval invisible, jamais dompté. Les artistes catalans qui ont ouvert pour nous ce livre sont les descendants d’une histoire que le monde a toujours voulu effacer. Celle de la « Ici, ce livre fait de nous un autre livre. Ses mots nous lisent, ses ombres nous photographient, et ses pages de papier mettent le feu à tous les dictionnaires. Jusqu’à incendier le soleil. » Préface de Serge PEY 6 liberté, et des barricades de la Révolution espagnole, jamais terminée et jamais vaincue. Ici donc les borborygmes d’un peuple que seule la poésie peut venger. Partir avec un témoin de verre arraché de la lumière, c’est déterrer les autres morts, ceux qui ne sont jamais revenus, un pied dans la mer, et l’autre dans la terre. Nos mains, qui saisissent les rêves, sont liées avec des fers barbelés et des garrots. Ainsi, comment ne pas danser les mots en traversant la montagne? Comment ne pas se retourner pour voir nos ombres se refermer sur nous? Comment ne pas perdre nos voix dans les abîmes? La poésie porte l’espérance à 7 bouts de bras, à bouts de pieds, à bouts d’oreilles. Cette espérance est si légère, et pourtant elle pèse si lourd dans nos mains aux ongles arrachés. Cette inhalation de tramontane, qui est le poids le plus lourd de la balance de l’amour et de la fidélité au souvenir. Ici un appel. Notre tâche, à nous, enfants de tous les exils, c’est donc se retourner pour aller de l’avant, car les morceaux de notre espérance, qui sont derrière nous, nous poussent, impitoyablement, pour avancer. Il s’agit de déterrer les os de la poésie dans les restes d’un camp de concentration même de cette poésie, où quelques mégots continuent de fumer devant des fusils. Il s’agit de rêver et de chanter sans cordes vocales. La poésie que nous écrivons avance toujours un soulier à la main, même si ceux qui nous accompagnent ont mille ans, ou ne sont pas encore nés. Oui, la poésie pèse parce qu’elle est légère comme le papillon qui, sans remuer ses ailes, affronte le vent qui renverse les arbres. Ici, ce livre fait de nous un autre livre. Ses mots nous lisent, ses ombres nous photographient, et ses pages de papier mettent le feu à tous les dictionnaires. Jusqu’à incendier le soleil. Un fusil à poèmes. Une poignée de riz. Un lamparo. Un filet rempli de sel. Notre frontière n’est qu’une corde tissée avec les cheveux de nos morts. Nous la tendons pour escalader la montagne de toute la poésie qui nous apprend aussi à descendre vers la mer, ou dans un versant inconnu d’un vent qui n’a pas encore commencé à souffler.

Sergi PEY SAGUER 28 janvier 2022